lundi 31 janvier 2011

Annoncer la couleur

 Article d’Abraham Moles retrouvé dans ses archives sous forme informatique avec la mention 20/6/89 – ce texte a donné l’article référencé 1989-6 : préface à Annoncer la couleur, de François Regnier, Institut de Métrologie Qualitative (IMQ), pp 5-13, Nancy
... car c'est une part de ma félicité de rendre clair et intelligible ce qui l'est pour moi, de façon à ce que ceux qui m'écoutent participent de mon propre entendement et de mon propre désir.
            Spinoza

Le livre que nous avons le plaisir de présenter ici est une étape importante dans ce qu'on commence légitimement à appeler la "pensée en surface". Plus qu'un essai, c'est une démarche désormais intégrée dans cette frange étroite mais déterminante, de notre société que sont les responsables d'entreprises, les chercheurs en sciences sociales, les constructeurs de décisions, les managers de toute espèce, puisqu'ils ont pour tâche principale d'explorer et de gérer le nouveau continent de notre savoir et de notre puissance : l'immense domaine de l'imprécis, du flou, du vague, duquel ils doivent en quelque façon, d'abord rendre compte, ensuite, tirer des démarches positives.
Pourrait-on dire qu'une "pensée à deux dimensions", c'est-à-dire une réflexion suivie de décisions opératoires, permet de maîtriser le monde de l'imprécis qui nous affronte mieux que ne l'a fait la pensée linéaire, celle qui se coulait si facilement dans les lignes de plomb de l'écrit typographique, et qui de fait a exercé sa dictature intellectuelle, allant jusqu'au purisme, sur notre logique, notre mathématique, notre art de la démonstration, et à la limite, notre intuition même ? C'est probable. Car autant la spontanéité de la pensée primitive a découvert l'image avant de passer par la contrainte féconde mais limitatrice de l'écrit linéaire, autant la pensée qui se cherche ressent-elle durement cette contrainte quand l'esprit humain voudrait errer à son gré dans un champ des possibles. Et cette contrainte ne s'exerce encore sur nos esprits, surtout en Occident, que bien inégalement selon leur catégorie : l'architecte qui rêve et qui plus tard projettera, le graphiste, l'ingénieur, revendiquent toujours, dans la quête instinctive et immédiate d'un torchon de papier et d'un crayon pour y gribouiller ce qui sera l'amorce d'une manière de penser, et, plus tard, d'un croquis, d'un dessin, d'une volonté, pour y "penser en deux dimensions". Le champ du regard y est le champ de l'esprit. Si la contrainte est génératrice de créativité, et peut-être, ces rôles sociaux importants verraient-ils plutôt dans les difficultés qu'implique la spontanéité en trois dimensions, réprimée par des difficultés inhérentes à sa manipulation du monde de la représentation, la véritable ouverture vers l'expansion future de notre esprit, bien mieux que dans la contrainte linéaire de la pensée traditionnelle qu'ils ressentent durement au moment où, rédigeant un rapport, ils doivent coucher en mots au long d'une ligne, en équations ou en formules, la nécessaire obligation de penser "logiquement" qu'ils éprouvent autrement.
L'abaque de REGNIER existe maintenant depuis une quinzaine d'années. C'est une présentation à deux dimensions des jugements de valeur qui sont portés par un certain nombre d'individus-juges, experts, ou profanes, sur un problème imprécis dans ses contours, vague dans sa terminologie et dont les facettes sont multiples. C'est surtout un algorithme pour distiller du sens à partir d'un désordre apparent, qui n'est pas nécessairement absence d'ordre, puisque Logique et Mathématique nous enseignent que l'Ordre comme de Désordre ne sont pas des valeurs binaires et opposées mais simplement deux pôles extrêmes dans le champ du réel. Construire le désordre est certes l'une des tâches les plus ardues du mathématicien ou du statisticien, très exactement égale en sa difficulté à la quête illimitée de l'ordre parfait, mais cette vérité élémentaire de l'épistémologie est rarement reconnue par le langage courant qui voit tout naturellement, de façon manichéenne, le dés-Ordre comme l'opposé binaire de l'Ordre et qui ne sait que les opposer. Ceci est contraire à ce qu'on pourrait appeler l'"épistémologie du Monde", mais il a fallu à l'esprit un substantiel effort pour saisir qu’à travers ce qu'il qualifiait, superficiellement, de désordre apparent, ce qu'il liait à l'imprécis et au flou des formes (le désordre des contours), existaient éventuellement, quasi-certainement, des formes sous-jacentes, des produits de l'ordre, que c'était la tâche de la pensée méthodique de révéler. Sur le plan logique, l'Abaque de REGNIER, c'est cela.
Et certes, le Dr Régnier, quand il a conçu l'idée de son Abaque et de la représentation colorée de jugements de valeurs, ou d'intensités, était loin d’être le premier à œuvrer dans cette direction.
Il recueillait d'une part, le boulier chinois qui fut un des plus parfaits accomplissements d'une pensée numérique depuis vingt siècles, accomplissement qui n'a d– céder les armes que tout récemment devant les ordinateurs, car il avait su si parfaitement hiérarchiser "le principal" et "le secondaire" : centaines, dizaines et unités, dans un tableau carré (rectangulaire) dont les dimensions mêmes étaient au niveau de la perception visuelle confortable, donc sans efforts, spontanée.

Il intégrait d'autre part, traduite dans une sensation du vague de nos jugements, l'acceptation même, des travaux célèbres de la théorie de l'information et de la psycho-physique : ceux-ci ont montré depuis un demi-siècle que nos jugements subjectifs immédiats, ceux qui appartiennent à la spontanéité de la pensée créatrice, ceux qui ne reposent pas sur des algorithmes, mais vont plus tard constituer la matière de ces algorithmes, ceux que les philosophes appellent "l'évidence sensible", ne nous permettent guère de dépasser un nombre très limité de catégories (5 à 7) ; en-deça de ce nombre nous "percevons" immédiatement, mais au-delà, nous devons "compter", un exercice laborieux de l'esprit.

Si l'on fait de l'évidence sensible la matière d'un "jugement", au sens de la grandeur, il est donc sage, -nous dit la science de l'imprécis-, de restreindre notre prétention à saisir les données immédiates d'une conscience métrique à ce nombre, très limité, de catégories. En fait, tous ceux de nos jugements qui ne sont ni scientifiques ni techniques se passent ainsi : c'est peut-être l'une des grande force du système des jugements colorés que d'adapter (matching) le mode en soi de cristallisation du jugement à la nature de la donnée: comment est fait ce jugement. Car en effet, le concept même de couleur est, dans le monde de la perception, l'un des plus rudimentaires qui soient. Certes, l’œil de X ou de Y est capable de distinguer 5000 ou 10000 ou 20000 "teintes", par contre ce qu'on peut appeler le vocabulaire des couleurs, c'est-à-dire l'apperception mentale de celles-ci en vue d'une transmission communicative, ne dépasse guère le niveau qu'elle a atteint avec VIRGILE, NEWTON, ou GOETHE, dans le célèbre distique :
rouge - orangé - jaune - vert - bleu - indigo - violet.
(fragile) (cheville (peu poétique) clair)
REGNIER lui a substitué une échelle dont l'efficacité est prouvée par la pratique et par la colorimétrie :
Rouge - Rose - Orangé - Vert pâleVert
C'était donc une idée fondamentale, un effort de lutte contre ce que dicte arbitrairement la culture, de reconnaître cette règle élémentaire (rien n'est plus difficile) que la qualité de la quantification de l'échelle doive être adaptée aux degrés de ce qui est quantifié. Or la quantification ne doit jamais être trop raffinée si elle veut faire objet de communication : certes on peut distinguer bien plus de "couleurs" (nos créateurs de mode ne s'en font pas faute dans la mesure où ils ne recherchent que la "différence"), mais nous ne pouvons guère escompter (même en excluant les daltoniens), une notification de ce qu'on peut appeler les couleurs "fondamentales" au-delà de celles que nous reconnaissons déjà, sauf modification peu vraisemblable de la nature physiologique de notre rétine -qui n'est pas pour demain. C'est peut-être l'une des intuitions fortes de REGNIER d'avoir reconnu, il y a vingt ans, ce que nos modernes ergonomes de l'informatique, redécouvrent au moment où grâce à la puissance de l'outil ordinateur, ils orientent vers l'usage de la couleur les innombrables diagrammes et terminaux de l'écran magique, en vue de faire mieux consommer par le décisionnaire le terminal informatique.
Le rôle de l'Abaque ou du tableau rectangulaire comme médiateur de la pensée à deux dimensions, c'est de construire des formes à partir d'un chaos originel qui provient de la contingence, la contingence d'une rencontre entre l'expérimentateur -l’observateur-, et l'expérimenté -le juge-, qui doit répondre et réagir à un certain nombre de "questions" ou d'items qui se trouve eux-mêmes présentés sans ordre pré-établi (c'est même ce qui est souhaitable, nous dit l'expérimentateur en opinions, si l'on veut éviter l'influence de la viscosité du cerveau pensant sur la formation de ses opinions).
Ces formes sont des universaux aristotéliciens de la pensée à deux dimensions : dans leur essence elles appartiennent à un nombre extrêmement limité de types que les théoriciens de la Gestalt ou du Bauhaus ont su parfaitement énoncer, parmi lesquels le carré et son disciple, le rectangle, la ligne droite, la barre, le triangle, sont les plus importants.
Le résultat brut de l'appréciation de valeurs d'un certain nombre d'individus sur un certain nombre de questions, d'affirmations ou de jugements a priori, c'est d'abord un tableau confus de chiffres (matrice) ou, dans l'Abaque, de valeurs colorées.
Mais pourquoi ne pas admettre, au titre d’hypothèse provisoire, -toujours justifiée dans le monde des phénomènes humains-, que les individus se ressemblent, que les juges appartiennent à une espèce humaine, et que, sous-jacent à leurs jugements individuels se trouve un fragment d'opinion commune : s'il en est ainsi, la sommation numérique de leurs jugements possède une signification. Et si on reclasse l'ordre initialement arbitraire des colonnes et des lignes du tableau en reprenant les valeurs numériques auxquels ils correspondent, par une permutation des lignes et colonnes, on augmentera l'ordre apparent dans le tableau au détriment de son désordre, également apparent. Soulignons que c'est ici une hypothèse : le mathématicien pur ne verrait aucune garantie ni justification universelle de celle-ci ; mais c'est un fait humain et le psychologue sait que l’hypothèse sera respectée.
Ce processus, c'est la diagonalisation, un artifice que nous avions signalé dès le début de la création de l'Abaque. Car l'Abaque prend la suite de toute une lignée d'efforts pour faire sortir le régulier, sous-jacent à des résultats contingents, efforts déjà illustrés par les maniéristes et les constructeurs de langages secrets à la fin de la Renaissance (KIRCHER) et qui ont été exploités par ceux qui au début des sciences sociales -des sciences du vague par essence- ont cherché à faire surgir la mesure d'une incohérence apparente qui n'est jamais totale ; le scalogramme de GUTMANN en fut une étape essentielle.

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Ainsi l'outil Abaque sur lequel se basent les compte-rendus d'application qui sont proposés dans les différents chapitres de ce volume, se base essentiellement sur six affirmations de l'Infra-logique perceptive :

1) Nous avons à traiter un monde du vague et du flou comme partie constituante essentielle de l'action de l'homme sur le monde à travers sa pensée; le vague est un donné de l'être, il est la matière première de la réaction rapide et de la décision adaptative;

2) La pensée à deux dimensions est le nouveau champ effectif de notre imagination -non pas qu'il soit tellement "nouveau", mais parce que, jusqu'à présent, la pensée a été contrainte par l'écrit à une linéarité séquentielle qui ne lui était pas naturelle. Certes les contraintes sont créatrices, mais le but de la création c'est de transgresser les contraintes et d'adapter les outils.

3) La représentation de valeurs par des couleurs est congruente à l'activité même de l'esprit dans la spontanéité de ses jugements; elle est un donné fondamental de notre conscience immédiate et c'est elle qu'il faut traiter pour extraire des formes de l'informe. Pour communiquer de l'un à l'autre, on doit faire la part du vague intrinsèque de la communication et donc réduire considérablement l'éventail des échelles de valeur à la grossièretés du communicable.

4) L'esprit humain pense en appréhendant des formes (Gestalt) ; c'est l'interférence ou la combinaison des formes qui se fait dans son esprit quand il articule un raisonnement : il y a une "géométrie secrète" de l'Abaque. L'objet médiateur essentiel qui lui servira sera donc un outil matériel, et une méthode, qui lui proposent des formes sur lesquelles il joue, avec lesquelles il s'oppose, qu'il modifie ou qu'il complique.

5) Or c'est à partir de critères de jugements internes au "juge" ou au sujet de questionnement, que se construisent ces formes, sur la base de critères incertains qui peuvent jouer le rôle de fonctions itératives, c'est-à-dire de "règles" que l'on applique et qui s'affinent par étapes progressives en reprenant toujours les mêmes données peu à peu épurées.

6) La pensée est un système hiérarchique; d'abord, nous venons de le voir, elle se cherche pour elle-même, pour économiser son effort, de l'ordre dans le désordre, des formes dans l'informe.
Mais, ce qu'elle vient de trouver, quand elle les a trouvées, le démon moteur de la dialectique la conduit à discerner dans l'imperfection même de nouveaux champs de liberté de l'informe, et par là, elle invente des "formes de déviation" : dans quelle mesure une "droite" est-elle une ligne courbe, dans quelle mesure est-elle une ligne sinueuse; dans quelle mesure une droite (la diagonale) est-elle une barre épaisse de l'incertain ou du discutable; dans quelle mesure un triangle coloré possède-t-il des irrégularités dans sa coloration, dans quelle mesure y-a-t-il des taches blanches, noires ou vertes dans un triangle rouge, voire dans un "triangle" curviligne (coefficient de reproductibilité)? Elle recommence alors le même jeu de l'ordre et du désordre à un autre niveau, elle s'interroge sur les causes de ces déviations.

C'est dans cette hiérachisation des niveaux et sa discussion que se situera le déroulement dialectique, ce que REGNIER appelle l'entretien ou la session : un dialogue entre ce qui fut à un instant la Vérité du groupe et ce qui le deviendra dans sa réactivité aux questions, aux jugements de valeurs qui furent à l'amorce de ce groupe et qu'il veut dépasser par une auto-critique de nature logique.
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On peut croire que la rédaction que l'auteur a fait de ce livre est susceptible de satisfaire les esprits les plus divers. Il devrait satisfaire ceux qui sont formés à l'empirisme anglo-saxon où seuls les résultats seuls comptent et où, semble-t-il, de l'ensemble des résultats jaillit la doctrine par un effet d'intégration, voire de répétition : la théorie y vient après l'expérience, et résulte nécessairement d'elle et d'elle seulement. Ce livre est en effet, finalement, dans sa substance matérielle le compte-rendu d'une demi-douzaine d'expériences de pensée en groupe menées chaque fois sur une quinzaine de "sujets" ou, -plus exactement- de "juges" au sens où ce terme s'est répandu en sciences sociales, voire d'"experts" au sens du management.



Texte déjà publié en partie sur blog "Radio~Kéké"
, détruit p't^t au nom de la liberté de penser & de communiquer
J'ai pris lui en photo parce que je trouvais qu'il me ressemblait quand j'enlève mes lunettes. Rouuuue le kéké !

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